Par Jean-Lou David
Les récents débats entourant la réfection du Monuments des pionniers à Rouyn-Noranda ont eu pour mérite de montrer que la préservation de la mémoire collective n’obéit pas à des principes universels. Si certains lieux ou monuments publics occupent un rôle de représentation mémoriel, agissant à la façon d’un aide-mémoire collectif, il n’est jamais certain que les éléments ainsi réanimés fassent l’objet d’un consensus. Autrement dit, un monument nous rappelle à un passé commun, il est vrai, mais que chacun peut interpréter diversement.
Dans ce contexte, il n’est peut-être pas inutile de rappeler la vision qui prévalait à l’époque de la création du monument au Parc des pionniers, afin, peut-être, de poser un terrain commun à la réflexion.
D’abord et contrairement à l’impression générale, il ne s’agit pas à proprement parler d’un monument à la mémoire des pionniers (ou d’un monument aux pionniers), mais plutôt d’un don érigé par ceux-ci en hommage à la ville. C’est d’ailleurs le sens, tout à fait littéral, à donner à l’inscription figurant en haut de la stèle : « hommage des pionniers à la Cité de Rouyn ».
Bien que cet hommage des citoyens à leur ville puisse sembler contre-intuitif, la chose paraît plus claire lorsqu’on sait que son érection est le fruit d’une levée de fonds, une pratique populaire à l’époque pour l’édification de monuments publics. Menée auprès des premiers habitants de la ville à l’occasion des festivités du vingt-cinquième anniversaire de Rouyn et organisées par Léon-Thomas Garon, la campagne est un franc succès et permet le financement de la stèle granitique que nous connaissons aujourd’hui.
Homme à la vie publique flamboyante, Léon-Thomas Garon est de toutes les causes qui touchent à la mémoire de la ville. Proche ami du curé de Rouyn, époux de Blanche Dumulon et lié de près à cette famille pionnière, gérant de la première banque installée à Noranda, Garon fut un homme influent en son temps. Prenant tout naturellement la direction du comité chargé de l’érection d’un monument en 1951, Garon en confie l’élaboration au curé Albert Pelletier qui le dessine et donne ensuite les plans à un certain monsieur Lacroix de Beaudry qui le lui confectionne. Au nombre des donateurs, signale Garon avec fierté, il faut compter Edmund Horne lui-même, qui donne généreusement 200$ à la cause historique[1].
Preuve de la respectabilité grandissante de cette boomtown en passe de se civiliser, le monument est érigé à l’endroit même où se trouvait jadis le quartier malfamé de la ville, surnommé le Vimy Ridge. Endroit symbolique s’il en est un, le lieu, situé à Rouyn, se trouve sur l’ancienne sente qui reliait les deux villes à pied et fait office de carrefour de circulation entre les municipalités. Sa position, en surplomb du lac Osisko, le lie également à cet espace naturel historiquement chargé, véritable berceau du Rouyn ancien.
Soucieux de marquer les esprits par un geste symbolique fort, Garon fait publier dans la presse locale, quelques jours avant l’inauguration annoncée du monument, une liste comportant 1 036 noms de pionniers qu’il entend intégrer à la base du monument à la façon d’une capsule temporelle[2]. Imprimée sur du « parchemin à l’encre indienne » la liste, dit-on, sera « placée dans les fondations du monument »[3].
Il n’est pas impossible d’ailleurs que l’existence de cette liste enfouie dans la structure même de la stèle, et depuis longtemps oubliée, soit à l’origine des légendes qui courent à propos du mystérieux contenu qui serait, cette fois, dissimulé dans le bloc de béton sur lequel est appuyé la stèle. Les uns allèguent la présence d’un corps, les autres d’un trophée, d’un requin gonflable géant ou de quelconques artéfacts rares… mais il est plus probable qu’il ne faille pas donner grand crédit à ces histoires. Simple extrapolation, tout porte à croire que le cube serait bel et bien vide. Ajouté à une époque plus tardive, il servirait à stabiliser la structure de granit qui avait tendance à tomber.
Hélas, il n’y a pas que le cube qui soit vide dorénavant, puisqu’en 1961 des vandales s’attaquent au monument et parviennent à voler le contenu de la précieuse capsule temporelle.[4] Si bien qu’il apparaît assez prudent d’affirmer que ni le cube, ni la stèle, ne contiendraient quoi que ce soit à présent. Mais, au fond, en est-on bien certain ?
Pièce maîtresse des commémorations du 25e de la Ville de Rouyn, le monument est inauguré au terme de trois jours d’intenses célébrations qui amèneront près de 45 000 personnes dans les environs. Le dimanche 25 juin 1951, suivant une prière publique de Monseigneur Rhéaume, les discours solennels des pionniers s’enchaînent, auxquels prend part notamment Agnès Dumulon, et le monument est enfin dévoilé à la foule très nombreuse, malgré le temps maussade de la journée.
Il va sans dire qu’un événement de la sorte revêtait un caractère considérable et que l’attachement des citoyens à leur monument devait être bien grand si l’on considère avec quel faste il fut inauguré et combien ils se sont investis eux-mêmes afin qu’il voie le jour.
Symbole d’unité pour nos ancêtres, rassemblant les noms aussi bien d’hommes que de femmes, de toutes origines et de toutes confessions religieuses, célébrant la rencontre entre le caractère forestier et minier de la ville, le Monument se veut aussi un rappel de la philosophie pionnière et de son esprit de débrouillardise. Pour ces hommes et ces femmes intrépides, il ne s’agissait pas d’attendre un quelconque hommage de la part de leur ville, mais bien plutôt de s’investir eux-mêmes au rayonnement de leur histoire collective.
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[1] Ces informations sont avancées par L.T. Garon lui-même, que l’on peut entendre dans le cadre d’une émission radiophonique spéciale à l’occasion du 50e de la ville, en 1976. BAnQ de Rouyn-Noranda, Fonds Comité du 50e anniversaire de Rouyn-Noranda, 08Y, P34, S2, P157.
[2] La liste, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, retient les noms selon deux critères : les gens présents à Rouyn avant 1929 et y demeurant toujours au moment de l’inauguration. À noter que la liste fait aussi la part belle aux pionnières de la région.
[3] « All these names will be inscribed on parchment in Indian ink and placed in the foundations of the Pioneer’s Monument »
[4] « Les documents volés n’ont pour ainsi dire aucune valeur monétaire, mais ils étaient d’une grande importance historique. On avait enfoui là […] de vieilles copies de la Frontière, des documents relatant certaines aventures des pionniers qui avaient arpenté le sol de Rouyn dès 1923, d’anciennes pièces de monnaie et d’autres documents à caractère historique ». La Frontière du jeudi 15 juin 1961. BAnQ de Rouyn-Noranda.